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TRANSMISSION DU SAVOIR : LE CAS PARTICULIER DU NUCLÉAIRE

09 juillet 2025 Lettre 3AF
Publié par Arnaud BOURAD
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Par Joël Guidez, expert international des réacteurs de quatrième génération

 

De 1981 à 2004, le pouvoir politique français mènera, en association avec le parti écologiste, une politique larvée de sortie du nucléaire et n’autori sera aucune commande de réacteur. Cette politique culminera avec l’annonce par Ségolène Royal de la fermeture de 24 réacteurs en novembre 2011 et s’accompagnera de nominations aux postes clés de l’énergie, de personnages politiques à compétences techniques limitées, mais politiquement aptes à suivre ces consignes.

 

Dans ce contexte de sortie du nucléaire, EDF va donc liquider ses unités d’ingénierie qui avait mené à bien la construction des 58 centrales françaises qui fournissent bon an mal an environ 70% de notre électricité. De même, la plupart des industriels, sans commande pendant plus de vingt ans et sans visibilité pour le futur, vont disparaître ou s’orienter dans d’autres directions. Les fleurons français de l’énergie vont être dilapidés. Les turbines Alstom seront bradées à General Electric et, les forges de Creusot Loire, carnets de commandes vides, seront données à Bolloré pour une bouchée de pain.

 

Essayez d’imaginer, cher lecteur, ce que serait l’aéronautique française et son industrie, après une trentaine d’années sans aucune commande d’avion !

 

Cette perte de compétences globale va apparaître dans toute sa splendeur durant la construction de l’EPR de Flamanville. EDF va recréer une unité d’ingénierie d’environ 1000 personnes et les travaux vont commencer avec des annonces de livraison en 2012. Ce sera finalement 2025. Les deux EPR vendus à la Chine, commenceront leur chantier deux ans plus tard et seront en opération dès 2018 et 2019. Désin dustrialisation, perte de compétences, etc...

 

Des mesures ont été prises par EDF : organisation de nouvelles équipes d’ingénierie, création d’écoles de soudeurs/tuyauteurs, rappels de retraités, etc... Espérons qu’elles donneront possibilité de standar disation et d’évolution positive pour les chantiers successifs d’EPR 2 à venir. Au passage, dans ce gâchis on citera deux exemples : les turbines vendues 10 milliards d’euros seront rachetées 20 milliards par EDF et Bolloré touchera 170 millions d’euros pour

 céder les forges en déshérence à Framatome. Là, c’est le contribuable qui paye puisque la privatisation ratée d’EDF, et d’autres mesures politiques catas trophiques, auront conduit l’État à devoir la recapi taliser avec l’argent du contribuable. De nombreux milliards perdus, pour ce malheureux contribuable mais pas perdus pour tout le monde.

 

Dans cet esprit d’abandon du nucléaire, Lionel Jospin fermera en 1997 la centrale Superphenix qui fonctionnait parfaitement depuis un an. Ce réacteur avait une durée de vie restante de plus de 50 ans et produisait 1200 MWe. La France est un pays riche pour de pareils gâchis. Tout cela uniquement pour avoir une majorité avec les voix du parti écologiste. 

 Ce réacteur était dans une lignée établie depuis 1960 avec les réacteurs Rapsodie, Phenix et Superphenix. Ces réacteurs dits réacteurs rapides fonctionnent avec les déchets produits par les réacteurs à eau, qui composent notre flotte actuelle. Cette filière pourrait, avec les déchets actuellement disponibles et stockés en France, produire notre énergie pendant des milliers d’années. Elle permettrait d’assurer la souveraineté de la France, car il n’y aurait plus besoin de mines d’uranium et d’usines d’enrichissement. La France était le leader mondial dans ce domaine nécessaire pour le futur, pour notre futur [1]. Actuellement des réacteurs de ce type, sont en fonctionne ment ou en construction en Russie, au Japon en Chine et en Inde. Ils nous seraient d’autant plus utiles, que les prix de l’uranium sont en train de s’envoler, et que cet envol est loin d’être terminé.

 

Dans le domaine des réacteurs rapides, la chute fut sévère. Les milliers de personnes qui travail laient sur cette technologie ont disparu. Les centres de recherche ont pour la plupart été fermés. Quant aux industriels qui travaillaient dans ce domaine, les ateliers furent fermés ou reconvertis. Il ne reste donc pas grand-chose sauf un monceau de documents dans les archives poussiéreuses de différents inter venants (CEA, EDF, Framatome et industriels divers).

 

Comment assurer la transmission de ce savoir volumineux et en désordre, aux générations futures ? L’auteur de ces lignes a décidé de consacrer les dernières années de son activité professionnelle à la rédaction de deux livres synthétisant ce qu’on avait appris de la construction et de l’opération des réacteurs Phenix et Superphenix [2-3]. Dans les deux cas, on a décidé de faire une approche thématique du retour d’expérience. Qu’avait-on appris sur la neutronique, le combustible, les matériaux, les composants, la chimie, la thermo hydraulique etc... Le lecteur intéressé par un de ces sujets peut s’y reporter et avoir en une vingtaine de pages un résumé de ce qu’il faut savoir sur le thème choisi.

 

C’est un peu comme si après l’arrêt de l’A 380, on avait décidé de faire un livre de retour d’expérience à tous les niveaux sur la réalisation de cet avion et de tout ce qu’on a appris, thème par thème, de cette expérience industrielle.

 

L’approche est fractale. Deux pages à l’entrée du livre, résument les points principaux qu’il faut retenir sur ces réacteurs. Puis les chapitres se déroulent. Si l’on veut des compléments sur un chapitre, il y a des références ouvertes qu’il suffit de lire. Et ces références en introduiront d’autres de plus en plus précises. Mais cet ordre de lecture est indispensable pour acquérir les connaissances recherchées.

 

Ces deux livres sont actuellement les livres de chevet des personnes qui continuent à travailler sur cette voie du futur. Édités à 2000 exemplaires, ils ont été réédités puis traduits en Anglais. Ils sont actuel lement quasi épuisés.

 

Ceci étant, ces livres même indispensables, ne vont pas tout résoudre pour le futur. Tout d’abord la technologie évolue et certains points du passé ne sont plus utilisables. Ensuite, si une vue d’ensemble est nécessaire, les points de « détails » et le tour de main des opérateurs ne sont plus disponibles. Par exemple pour les matériaux, il ne suffit pas de connaitre leur composition. Mais c’est aussi connaitre leur mode de fabrication (lingots…) / les impuretés admissibles / le mode de traitement (trempé, dé-tensionné, ?) / le mode d’usinage ou d’utilisation (laminage ? Fonderie ?)  /et tous les procédés de soudure (TIG, MMA, MAG, Plasma, Laser, etc…) avec la composition correspon dante des fils de soudure etc… 

 

 Ensuite les modes de transmission ont changé. On est aujourd’hui plus sur des modes de transmission visuels (tutoriels) ou interactifs (MOOC) que sur des « livres de chevet » ardus à parcourir. Enfin lors d’un discours oral on estime que l’auditeur retient des méta messages (du genre c’est bon ou ce n’est pas bon) et seulement 5% du message lui-même. Quid de la lecture d’un livre, pavé d’un kilogramme ? Des séances de formation chapitre par chapitre sont nécessaires pour augmenter le taux de mémorisation. Des rencontres et des travaux en commun avec des gens expérimentés sont aussi très instructifs. Seul un mélange combiné de toutes ces actions permettrait un début de transfert progressif des connaissances vers une équipe.

 

 Dans ce contexte l’IA présente à la fois un gros avantage pour le futur et un danger potentiel. L’avantage de l’IA c’est que c’est par définition, une énorme avaleuse de données (le travail que j’ai fait de relecture de gros volumes de données seulement pour Phenix, m’a pris au moins une année). Ceci étant, lorsque les données ont été rentrées, on dispose alors théoriquement d’un outil capable de répondre à toutes les questions, de données générales jusqu’à des détails de réalisation très précis. L’aspect fractal est automatiquement géré par la machine.

 

 Un avantage/ inconvénient est que les outils d’IA peuvent, de par leur nature, parler dans toutes les langues. L’aspect protection des connaissances devient vital pour ce type de produit. Une limite importante est la vérification des données. Lorsque j’ai effectué cet exercice, il m’est plusieurs fois arrivé de tomber sur des données contradictoires, pour des raisons diverses : experts pas d’accord, évolution du projet ou simplement erreur. Une vérification doit être effectuée et elle demande des compétences. Enfin, il y a un avantage/inconvénient lié à la puissance de l’outil qui devient une espèce d’oracle répondant à toutes les questions. Cela peut constituer alors une solution de facilité qui empêche l’exercice d’apprentissage et d’assimilation des connaissances par les utilisateurs.

 

 En conclusion, le nucléaire est malheureusement un domaine où les techniques de transmission agile des connaissances devront être appliquées. Les connaissances techniques doivent être extraites, puis classées par thème et analysées de manière fractale. Un « livre de chevet » donnant sur un sujet une vision approfondie de ce qu’il faut savoir, est toujours un outil intellectuel nécessaire. Mais l’utili sation complémentaire de méthodes interactives, de MOOC, de stages dédiés et à venir, d’un système IA de consultation serait bien utile.

 

Références

[1] Les réacteurs rapides. « Le nucléaire du futur » J. Guidez, Éditions EDP sciences, 2024. EAN 978.2.75983.598.0

[2] Phenix. Le retour d’expérience ; J Guidez, Éditions EDP sciences, réédition 2013. EAN 979.1.09204.105.7

[3] Superphenix. Les acquis techniques et scienti f iques ; J. Guidez, Atlantis Press, réédition 2017. EAN 978.9.46252.135.3 

 

 




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